Claire Ly
AuteurLivresArticlesConferencesDans les médiaCambodgeVoyages au Cambodge

Le bouddhisme khmer
Article écrit par Claire Ly dans le cadre de son enseignement à l'ISTR (octobre 2009).[133 KB]

Le bouddhisme Theravada est la religion officielle du Royaume du Cambodge. Il fait partie intégrante de l'identité nationale. Le slogan officiel du pays est " Nation, Roi et Religion ". Mais le bouddhisme pratiqué par le peuple khmer se trouve très loin du bouddhisme connu en France sous forme de philosophie, de sagesse, de méditation, de lâcher prise. Mes nombreux séjours et rencontres avec les bouddhistes de mon pays d'origine me poussent à adhérer à cette phrase de François Bizot, chercheur de l'École Française d'Extrême-Orient : Depuis l'extinction du Bienheureux, le bouddhisme n'est plus la religion du Bouddha, mais celle des bouddhistes1.

La religion des bouddhistes khmers est le résultat de son mariage avec l'animisme, le brahmanisme. Le bouddhisme, en devenant religion officielle du royaume khmer au 15ème siècle, n'a pas réussi à faire abandonner aux Cambodgiens, leurs divinités indigènes, maîtres du sol et de ses richesses, héros humains devenus génies tutélaires, sans oublier les ancêtres protecteurs de chaque lignée. Les Cambodgiens ont beaucoup de crainte envers ces divinités locales. Elles font l'objet de soins plus constants de leur part alors qu'il n'existe aucune inscription scripturale de leurs cultes. Les bouddhistes khmers ont su les intégrer harmonieusement dans l'enseignement du Bienheureux Çakyamuni. Sans cette intégration, le bouddhisme ne serait jamais vu par le peuple khmer comme un facteur important de leur identité. Certains observateurs occidentaux pensent que le bouddhisme n'était qu'un vernis extérieur de la religiosité des Khmers.

Je n'adhère pas totalement à cette analyse. Formée et structurée entant que femme par la culture bouddhique khmère, mon regard et ma compréhension de ma culture et ma religion d'origine sont moins « analytiques », moins « dualistes », moins occidentalisés… Pour partager avec vous cette vision nuancée, globalisée, asiatique et khmère dans son essence même, j'ai structuré mon article en trois parties. Dans la première partie, je parlerai de la compréhension asiatique du couple « religion culture » et de celui « religion philosophie ». J'illustrerai cette compréhension par les grandes fêtes nationales au Cambodge. Et je terminerai par le défi que la pauvreté du pays lance au bouddhisme khmer.

Religion culture - Religion philosophie

Dans le contexte asiatique, et spécialement au Cambodge, la culture et la religion ne sont que les deux aspects entrelacés et inséparables de la compréhension de l'être humain. Tout être humain porte en lui le désir d'un monde meilleur et se pose plus ou moins clairement la question sur le sens de sa vie. Ce désir et ce questionnement s'expriment dans un langage culturel donné. C'est dans ce sens qu'il faut comprendre l'affirmation d'un Khmer quand il dit : Etre Khmer, c'est être bouddhiste et sans le bouddhisme le Cambodge n'existerait pas.

Aloysius Pieris, jésuite du Sri-Lanka, affirme que la sotériologie asiatique est tout à la fois une conception de la vie et un chemin de salut ; à la fois une philosophie qui est fondamentalement une vision religieuse, et une religion qui est une philosophie de la vie2.

Dans la sensibilité asiatique, religion et philosophie sont inséparablement liés. Le discours fondateur du bouddhisme, les quatre nobles vérités, est à la fois une vision de la vie et un chemin de vie. Le Bouddha n'a pas séparé les moyens du but à atteindre. La méthode est inséparable de la réalisation de la vérité. Elle n'est pas une action mécanique, mais un savoir-faire, un art. Et l'art de faire une chose est déjà par lui-même la réalisation de la chose. La perfection à atteindre est déjà dans l'art et la manière de l'atteindre3 !

L'Asiatique que je suis, est très embarrassée devant la question occidentale qui revient régulièrement lors de mes interventions : " Le bouddhisme est-il une philosophie ou une religion ? ". Je suis aussi perplexe devant l'engouement actuel en Occident pour les techniques bouddhiques de méditation dans la prière chrétienne. Ma sympathie innée en vers le bouddhisme khmer me fait partager ce questionnement d'Aloysius Pieris : si l'Occident n'est pas en train d'importer les matériaux bruts de la spiritualité orientale, qu'il refaçonne pour en faire des produits relevant de la sphère privée, orientés vers la croissance personnelle, sans rien offrir en retour…à l'Asie ?

Le refus de la dichotomie religion-culture, nous permet d'aborder le bouddhisme khmer non pas comme un syncrétisme avec l'animisme et le brahmanisme, mais plutôt comme une symbiose, une union harmonieuse entre les trois religions. Le brahmanisme a été pendant la période des temples d'Angkor, du IXè au XIVè siècle, la religion officielle du pays. Il reste donc dans le Cambodge du XXIè siècle, quelques vestiges folkloriques vus comme partie prenante de l'identité khmère.

Le mot « animisme » utilisé pour désigner les croyances populaires nous amène souvent à voir ces croyances comme des superstitions propres à des peuples plus ou moins ignorants. L'expression « religiosité cosmique » proposé par Aloysuis Pieris me paraît plus judicieux. Il permet de comprendre cette symbiose harmonieuse entre le bouddhisme khmer et la religiosité cosmique du peuple. Dans cette religiosité, les Khmers croient que le bonheur et la santé dans leur vie terrestre tournent autour des puissances cosmiques. Ces dernières sont personnifiées et traduites dans la langue usuelle comme des divinités (tévoda), des esprits (khmoch), des génies (neak ta). Certains personnages historiques sont devenus des « neak ta », tel est le cas de Pol Pot, dans le nord du Cambodge. On va donc essayer de les ménager par des offrandes de nourriture ou des bâtonnets d'encens. L'influence de cette religiosité pousse les Khmers à regarder Bouddha comme la manifestation suprême du sacré. Ses statues sont alors dotées de force magique ainsi que ses paroles. Ses reliques ont beaucoup plus d'influence que toutes les amulettes. On leur présente alors, comme aux génies protecteurs, diverses offrandes : fleurs, bâtonnets d'encens, musique, argent, aliments.

Le bouddhisme, religion d'originaire de l'Inde, a bien intégré dans son enseignement, qu'il ne peut avoir prise sur les Khmers sans s'appuyer sur cette religiosité populaire. Il existe une subordination certaine de cette croyance populaire par rapport au bouddhisme : Bouddha occupe toujours la première place. Il est invoqué en premier lieu, placé au début des mythes et légendes. Selon les bouddhistes d'aujourd'hui et du passé, le Bouddha est le parfait, le meilleur, le sommet de ce qu'on peut penser et honorer. Il est placé au-dessus des divinités, des esprits, des génies de toutes sortes. Il est cependant très difficile pour un Khmer de distinguer ce qui est vraiment bouddhique de ce qui relève de la religiosité cosmique. Ainsi l'eau lustrale qui s'emploie dans un but terrestre pour les guérisons corporelles ou morales et les exorcismes peut être faite par un bonze ou par un spécialiste de la magie.

Le bouddhisme vécu au Cambodge nous confirme le fait qu'une expérience religieuse ne commence jamais à zéro, ni pour l'individu, ni pour le groupe. C'est toujours en partant de ce qu'on est, que l'on interprète ou fait le choix des éléments nouveaux. Les Khmers ont interprété le bouddhisme en partant de leur expérience cosmique.

Et cela est facilité par la méthode de « bouddhistisation » : le bouddhisme ne s'impose pas, il se rend présent, il donne quelque chose en plus, en laissant tout ce qui existe, en l'englobant et en le réinterprétant autant que possible. Pour le peuple khmer, la religiosité cosmique lui permet d'expliquer et d'organiser sa vie en ce bas monde et le bouddhisme les aide à espérer en un monde futur meilleur. Cette compréhension traduit parfaitement l'enseignement bouddhique sur les deux mondes : le monde sensible (lokey ou lokiya) soumis à la transmigration et l'outre monde (lokuttara) qu'aucun langage du monde ne peut définir parce qu'il dépasse toutes nos catégories et est complètement différent de tout ce qui existe. L'idéal bouddhique est d'atteindre ce monde ultime (lokuttara). Mais il est si élevé que les bouddhistes khmers pensent d'être encore éloignés de son obtention. En attendant, il est permis, toléré de se tourner vers la religiosité cosmique pour organiser la vie dans le monde sensible (lokey ou lokiya).

1 François Bizot, Le Don de soi-même : Recherches sur le Bouddhisme Khmer, p. 3
2 Aloysius Pieris s.j., Une théologie asiatique de la libération, éd. Centurion, p. 97
3 Ibid., p. 150
[ 1 | 2 | 3 ]

Retour aux articles de Claire Ly


 
Accueil | Auteur | Livres | Articles | Conférences | Presse | Cambodge | Voyages